• Nawelle Aïnèche

    Texte de l’exposition Je me charge du souvenir, du 14 décembre 2022 au 6 mars 2023, à Chambéry.



Dans Je me charge du souvenir, il y a la recherche d’un alliage inédit qui viendrait à la fois renouveler et sublimer les matières premières que Nawelle utilise. Trois composants échafaudent ici un dialogue : la terre, le tissu, le plastique. Au début de la fabrication, ils sont comme inertes, encore en transit – c’est le geste qui permettra de leur insuffler vie. En modelant l’argile, l’artiste réactive la mémoire d’un corps féminin jadis brisé ou déformé. La main est geste, la main est peau. Au contact de la terre, l’épiderme se déporte en quelque sorte sur la matière que l’artiste sculpte, et la céramique se trouve alors chargée d’une force mémorielle vivante. Petit à petit, la rencontre s’opère entre le vivant et le synthétique, donnant naissance à de nouvelles mutations. Des tuyaux de plastique s’agrègent aux matières tissées ou modelées, et s’irriguent parfois d’un liquide violet, comme un circuit intraveineux. Tout est pensé en flux. Si la bobine de fil était ce qui permettait initialement de créer une continuité, les tubes reliés s’en font le relai. On passe de la ligne à la boucle, les matières permutent. Une cage thoracique gagne en élasticité tandis qu’un ventre se fige en porcelaine. Les œuvres attestent ainsi de la profonde capacité des femmes à dépasser la question de leur survie en s’appropriant les modalités de leurs métamorphoses.


© Julie Mengelle









  • Charlotte Denamur

    Texte de l’exposition Fleurs de peaux, du 2 décembre 2021 au 22 mars 2022, à Chambéry.



Entre les pluies de cristaux fantastiques et le pli des vagues au grand cœur, l’eau se redéfinit constamment dans l’œuvre de Charlotte, et ses tissus en traduisent les différents états. Qu’elle soit drue ou clairsemée, à l’image des grands bains qui envahissent l’atelier et menacent d’inonder les sols, l’ardeur de l’eau reste toujours imprévisible. Les rideaux de pluie-peinture, lâches ou tirés, ici par la pluralité des jeux de tension dressent un portrait en plusieurs saisons d’une histoire des moussons, et de leurs émotions.
Nouées ou apprivoisant leur tombée, les étoffes s’alignent, vibrantes et cahoteuses, refusant parfois une chute tout à fait verticale au moyen d’un simili-looping, quand elles ne simulent pas elles-mêmes la glisse d’une longue piste, jusqu’au crépuscule d’une neige éternelle ourlée d’aurore boréale.
Discrète et presque rendue codée, l’identité des draps et des taies se vérifie grâce à leur trame commune. Montrée par le revers, cette dernière semble révéler le secret d’une autre nature...
À corps-cœur ouvert, les visages et les bustes se questionnent et répondent aux rideaux jouant avec leurs sous-couches, dans la douceur d’un peau à peau rassurant. Des organes s’auréolent, têtus, vivants. Il faut savoir se dévêtir pour renaître à jour de ses mues, dépouillé, recousu : libre enfin d’exister sous plusieurs identités.

Au petit matin les toisons de feu de l’été, dans les champs rencontrent les toisons de laine de l’hiver, et les grandes poches-poitrines réveillent la nouaison d’une fleur de mi-saison.









  • Mathilde Segonds

    Texte sur l’installation vidéo avec performance, Dans le sommeil des fossiles, présentée aux Subsistances les 28 et 29 octobre 2021.



Je vais rapporter très fidèlement les faits dont j’ai été témoin entre hier soir et ce matin, des faits si invraisemblables, que la réalité n’a pas dû les produire sans mal… Il apparaît maintenant que la véritable situation (…) que je vis ne soit pas celle que je crois vivre.[i]


Vendredi 29 octobre 2021


Ce sont les premiers froids de l’automne. À cette saison, la verrière des Subsistances agit déjà comme un conservateur de particules. L’air sec se façonne en chape glacée – idéal pour un parcours qui questionne la circulation du sang et des sens.
Une entrée et une issue caverneuses, entre les deux une galerie en longueur, partiellement vitrée : bienvenue pour trois heures de performances et de vidéos en continu, Dans le sommeil des fossiles.

Au départ du parcours, première caverne.
Suspendue, une toile reçoit la vidéo projetée de fouilles sur le sol vertacomicorien. On est alors encore au dehors, au premier degré de l’extériorité (la porte de la salle est close tant qu’on ne l’a pas ouverte), mais aussi au dehors des fictions et des personnalités qui s’incarnent à l’intérieur de l’espace d’exposition. Car dans ce préambule filmé, les « vrais » investigateurs de sols « réels » introduisent l’idée de l’archéologie telle qu’on se la figure : la fouille des archéologues de métier.

Une fois passé le seuil de la porte, le circuit est enclenché. On peut décider de s’arrêter, observer, mais non de faire marche arrière. Et tôt ou tard il faudra bien avancer si l’on souhaite ressortir.
C’est comme se retrouver au milieu des décombres d’on ne sait quelle catastrophe, fût-elle heureuse ou malheureuse. Trois performeuses sont en mouvement et activent l’espace.


Leur apparition inexplicable me laisserait supposer qu’ils sont l’effet de la chaleur de la nuit dernière sur mon cerveau ; mais il ne s’agit pas ici d’hallucinations ni d’images : j’ai affaire à des êtres réels, pour le moins aussi réels que moi.


La ramasseuse est la blondeur.
La laveuse est la bruneur.
La pleureuse est la rousseur.

Dans la première moitié de la salle, des mottes de terre sont retournées. La ramasseuse s’arc-boute et gratte avec ses pattes. Tête dodelinante, elle exhume des ossements et des pierres, puis les porte à la laveuse qui, munie de sa frontale et de ses bassines, se charge de les nettoyer – ou de les peindre ? Car le pinceau, trempé dans l’eau ocre, découvre et recouvre, restaure. Un geste de soustraction trouble...
La laveuse s’en remet ensuite à la pleureuse, dont le chagrin est palpable grâce au rideau de résille qui l’encage, recluse derrière le linceul d’un hospice tout à fait singulier.
Cette chaîne de rituels pourrait répondre à la question suivante : quelle carnation donner aux squelettes ?


– Ce n’est pas une heure pour les histoires de revenants (…).


Ici les os sont chantés, dansés, cajolés. Portés de mains en mains, enveloppés de chemises ou disposés sur des lamelles en verre, les fragments de vie sont comme réusinés.
Les moments de jonction s’opèrent avec lenteur et délicatesse. On peut observer les ombres chinoises de la pleureuse se dessiner sur un grand drap translucide, lorsqu’elle s’agenouille pour attirer jusqu’à elle les ossements déposés par la laveuse – et à l’oreille attentive qui veille, tout à coup la plaque de verre se grippe au sol de façon sonore !
Les performeuses s’appellent et se répondent, le visage dans la terre ou le tissu, oreille ou bouche contre sol. Une ôde à la circulation des voix et de leurs ondes.
À cet égard, deux temps de réunification apportent une empreinte toute particulière.
Le premier, quand les performeuses se rassemblent autour de récipients vides, avec leurs bols de bois, de métal et de verre, pour appeler la vie qui sortirait à la fois de leurs corps recroquevillés et du sol qui les a vues naître.
Le second, quand elles dansent dans l’isoloir de résille, faisant naître à bout de leurs bras une dépouille qui ne saurait voir le jour qu’à la tombée de la nuit – si l’on ressort de la salle on peut d’ailleurs aller s’accouder à la fenêtre pour observer plus fidèlement leur danse ; et de la même façon qu’on s’imagine plutôt agréablement glisser la tête dans la lucarne d’une chaumière en hiver, se laisser bercer ici par une valse qui s’exauce à la lumière chaude d’une ampoule grésillante. Car c’est aussi l’ingéniosité de la mise en scène de Mathilde Segonds : nous faire traverser des espaces naturels pour mieux les encapsuler dans un hangar, lui-même transformé en cabane à fées.


En parcourant le souterrain, je remarquai que nulle part n’apparaissait ce soupirail que j’avais vu du dehors, avec ses vitres épaisses et son treillage à demi caché sous les branches d’un conifère. Comme si quelqu’un m’avait soutenu, dans une discussion, que ce soupirail était irréel, vu dans un rêve, je suis ressorti pour vérifier s’il y était encore.


Ces déplacements à la fois physiques et imaginaires opèrent un glissement des rôles et des regards. Des grands espaces intérieurs à la lucarne extérieure, l’œil s’offre un nouveau cadre d’observation. Dans le même temps que mon œil la fige du dehors à travers la vitre, la pleureuse referme son filet comme pour me dire : Vue ! – mais qui voit ? qui est vu ? Regardeur et regardé se toisent un bref instant, parfois dupés dans leur tentative de redéfinir les règles du jeu. Une sorte de parfaite illustration du saisir et être dessaisi[1] qu’évoque Didi-Huberman au sujet des choses apparaissantes.


On pourrait imaginer que notre vie ressemble à une semaine de ces images, et qu’elle va se répéter sous d’autres cieux.


Dans l’installation, deux des performeuses sont également les actrices d’une vidéo projetée qui les jouxte et les surplombe.
Parcourant les dolines du Vercors, les deux femmes-fantômes du film s’interrogent sur des présences invisibles, questionnent le jadis et l’inconnu. L’intelligibilité du langage se crypte, des paroles a priori sans liens jaillissent comme des ponctuations. « Mais tu vois y a plein de départs en fait. » Tout est affaire d’apparition et de disparition.
La boucle vidéo, de par sa non-synchronicité avec la performance, offre des variations heureuses. Ainsi le bruit d’un aéroplane coïncide avec différents temps des rituels performés, et la ramasseuse invariablement lève la tête, consciente des sons qui l’interpellent et la préviennent, depuis l’au-delà d’espaces-temps disjoints. Aussi peut-être la performeuse se reconnaît-elle à l’écran, mais s’ignore, car elle incarne ce soir une autre entité physique, plus animale. Les brindilles des champs, sur son pull dans la vidéo, se superposent parfois à son visage dans le réel, lorsqu’elle se tient debout à la fois dans et devant la vidéoprojection. Désormais statue figée, surface de lumière.


(…) il n’est pas impossible que toute absence ne soit, en définitive, que spatiale… D’une façon ou d’une autre, l’image, le contact, la voix de ceux qui ne vivent plus doivent demeurer quelque part (Rien ne se perd…).


Un interlude musical vient clore par trois fois la boucle de la performance. Un accordéoniste ouvre son soufflet et compose en direct quelques longues notes appuyées qui sonnent la fin d’un cycle, et préparent le suivant. Les sons et les voix s’entrechoquent. La metteuse en scène devient à son tour performeuse et entame la lecture d’un texte qui fait l’état des lieux du cycle. Les mots tout à coup se donnent limpides, et homogénéisent sans lisser.


(…) il doit y avoir dans nos activités des répétitions constantes et inattendues. Une occasion favorable m’avait permis de l’observer. Il nous est rarement donné d’être le témoin clandestin de plusieurs entrevues entre les mêmes personnes. Dans la vie, comme au théâtre, les scènes se répètent.


Il faudra attendre de voir une silhouette traverser les bandelettes d’un rideau blanc, en fond de salle, pour comprendre où se trouve la sortie. Projetée sur ce faux mur fluide, une troisième vidéo tourne elle aussi en boucle, discrète. Les petits points lumineux de lampes torches s’agitent dans les massifs montagneux, crépusculaires, à la recherche d’on ne sait quelle espèce vivante disparue – comme pour nous dire que le palpable est à portée de main, mais que la main n’est jamais tout à fait prête à accepter sa cécité.
Lorsqu’on la traverse, la projection se décompose quelques secondes pour laisser deviner l’envers du décor : une porte de sortie.
Dans l’issue et dernière caverne, une sorte de cabinet de curiosités a été constitué au sol, exposant les fragments-souvenirs d’une visite touristique et initiatique.
Une ultime projection vidéo se fait l’écho onirique du parcours. Deux flûtistes s’appellent et se répondent dans les profondeurs d’une forêt ; le son ici toujours vecteur de lien, comme si chaque chose devait exister en réponse à une autre, dans un mouvement qui ne se soumet jamais à l’unilatéralité. La bande-son résonne jusque dans la verrière et accompagne le circuit dans sa boucle ; et que l’on rentre ou que l’on sorte, de la même façon le chuchotis mélodieux des flûtes nous appelle, nous retient.


Je pensais, à propos de ceux qui ne vivent plus : un jour des pêcheurs d’ondes les assembleront de nouveau, sur la terre. (…)
L’immortalité pourra devenir l’attribut de toutes les âmes, celles qui sont décomposées aussi bien que les vivantes. Mais, gare ! les morts les plus récents feront devant nos yeux une forêt aussi dense que les morts plus anciens. Pour recomposer un seul homme déjà désagrégé, avec tous ses éléments et sans rien y laisser pénétrer d’étranger, il faudra le patient amour d’Isis lorsqu’elle a reconstitué Osiris.


À l’épreuve de la durée, cette traversée laisse sa marque singulière. Moi, vivante parmi les vivants, ai-je finalement été vue scruter, m’attarder, me faufiler ? Ai-je été dans la trajectoire des regards ? L’œil fixe de la ramasseuse par-dessus mon épaule, aujourd’hui encore me laisse un doute béant.


Ce ne fut point (…) comme si elle ne m’avait pas vu ; ce fut (…) comme si ses yeux ne lui servaient pas à voir.


Les face-à-face ouvrent des voies triangulaires.



[i] Tous les blocs de texte en italique sont extraits de L’invention de Morel, d’Adolfo Bioy Casares.
[1] Georges Didi-Huberman, Phasmes. Essais sur l’apparition, Éditions de Minuit, 1998













    Le vent souffle. Je parcours avec difficulté l’horizon étanche. Les grains de sable s’envolent et forment un nuage compact à hauteur de regard. Je fronce les yeux pour me protéger de cette poudre devenue agressive ; une forme mouvante avec sa volonté propre.
Derrière le nuage constellé de grains se dessine une dune plus poreuse. Je dresse ma main droite en visière et avance à pas mesurés.
L’obscurité est forte, il devrait pourtant faire jour désormais. Le sable m’empêche de voir le soleil. Je sens sous mes pieds le début d’une ascension. Je lève les genoux pour grimper la butte et me protège maintenant de mon bras droit entier, tendant le gauche au devant de moi pour toucher le vide. Lorsque j’arrive au sommet, les nuées de sable s’immobilisent et chutent, comme si leur pouvoir d’apesanteur n’exerçait plus à cet endroit. Un dernier coup de vent balaie une vague de sable sur mes pieds. Je baisse les bras et contemple ce nouveau versant. La lumière abonde soudain et réchauffe les couleurs glaciaires de la nuit. Le soleil se lève enfin.
C’est cet instant précis que je voudrais figer. Tandis que la nappe de lumière avance à vitesse folle et grimpe la dune, je voudrais appuyer sur pause et me retourner, pour constater qu’au revers tout est encore froid, tout est éteint.
Mais déjà le soleil m’inonde.

Marie se situe en haut de cette dune, dans le clair-obscur du passage de la nuit au jour, à cheval entre deux continents, deux temps, deux mouvements.
À la lisière, funambule sur la corde des couleurs, entre le bleuet et la bisque, l’anthracite et la tourterelle, du vert céladon au bleu Prusse.
Lorsque le soleil se lève le matin, il nuance les vallons d’une housse de couette, car là où il y a la lumière il y a l’obscurité, et tout comme les enfants s’effraient parfois de leur ombre ou les chats de leur reflet, Marie se trouve régulièrement émue face au miroir du vivant ; çà et là une ombre fugitive, une lumière fine qui perce dans la fente laissée d’un rideau, le reflet des feuilles d’un arbre agitées par le vent.

Avec le temps, Marie tend à se rapprocher de la substance même qui agite son œil, et semblable à un astronaute qui voudrait s’approcher au plus près d’une étoile, elle se rapproche du soleil en éliminant petit à petit les intermédiaires et les subterfuges qui la séparent de la source lumineuse.
Son œuvre communie avec les matières et les surfaces, dans une tentative de « l’au plus près ».
Ainsi, l'eau et les chimies qui servent à fixer ses images ne sont plus toujours employées. Nous sommes spectateurs d’empreintes qui évoluent dans le temps et se révèlent sur des supports parfois moins anonymes que le papier. Il pourra s’agir d’images déjà imprimées qui sur le rebord d’une fenêtre viennent recevoir la lumière et pâlissent, esquissant une nouvelle figure lunaire – paradoxe de la lumière qui altère et révèle ; ou encore d’un mur enduit de jaune citron qui s’assombrit au fil du temps – telle une naine jaune quelque part vouée à devenir nébuleuse.
Il s'agirait presque d'un chemin de déconstruction, du palpable à l'évanescent.
Les matières nous échappent et ne font que laisser une trace. Mais ne pas figer ne signifie pas ne pas ancrer. L'évolution d'une trace s'ancre malgré tout, de façon plus ou moins pérenne et visible.
Il y a dans le travail de Marie un défi de saisir qui s'allie au désir de rendre à la matière ce qu'elle lui a donné.
En laissant l'interaction perdurer entre ses supports et les matières, le vivant est présent par son instabilité dans l'image non fixée. Le pari est alors réussi. Sans être figée, l'essence est capturée dans son mouvement. Le mobile est dans l'immobile.
Il s'agit d'une ultime feinte adressée à la lumière cette fois, et non à l'homme : saisir ce qui ne se saisit pas en faisant semblant de le laisser s'échapper. Une sorte de piège incandescent, en somme, auquel n'importe quel soleil se laisserait prendre.